« Écrivain exécute portraits ». Alessandro Baricco
Philosophe, musicologue, dramaturge, journaliste, pédagogue et principalement écrivain, comme il le dit lui-même, Alessandro Baricco est né à Turin en 1958. Écrivain de l’entre, de la sensibilité, de l’espace de l’autre côté du miroir, il descend au coeur des choses et crée une intimité absurde et réelle avec elles. Son écriture nous mène, comme des funambules, à la limite des univers intérieurs de ses personnages où le passage vers la réalité est suspendu en un moment d’éternité qui se prolonge, nous permettant pour notre plus grand plaisir, d’entrevoir des beautés et des silences insoupçonnés. Il est l’auteur de plusieurs romans dont Océan Mer et Soie qui fut adapté pour l’écran par François Girard. Novecento, monologue théâtral fut également adapté au cinéma par Giuseppe Tornatore en 1998 sous le titre La légende du pianiste sur l’océan. Plus récemment, il publiait Mr Gwyn dont voici un extrait. (in Mr Gwyn, Éditions Gallimard.)
« Jasper Gwyn était en train de comprendre quelque chose de crucial, qui allait changer le cours de son existence, aussi sa réponse ne fut pas immédiate. Il regarda à nouveau la photo dans le catalogue, puis revint au tableau sur le mur- de toute évidence quelque chose s’était produit, entre la photo et le tableau, une sorte de pérégrination. Jasper Gwyn se dit que cela avait dû nécessiter un temps infini, une forme d’exil, et bien sûr le dépassement de nombreuses résistances. Il ne pensa pas à un artifice technique quelconque, et l’éventuelle habileté du peintre ne lui sembla pas importante non plus; il lui vint simplement à l’esprit qu’un geste patient s’était donné un but, et qu’à la fin le résultat obtenu était d’avoir reconduit chez lui cet homme à la moustache. Il trouva le geste très beau.
(…)
Il n’avait jamais imaginé qu’un portrait puisse être une manière de reconduire quelqu’un chez lui, justement, il avait toujours cru que c’était le contraire, on faisait des portraits pour afficher une fausse identité, et la vendre comme vraie, évidemment.
(…)
Jasper Gwyn écrivit, deux lignes. Puis il les regarda longuement. Il semblait absorbé par une pensée si fragile que la galeriste resta immobile, comme quand on ne veut pas faire s’envoler un moineau de la balustrade d’une fenêtre.
(…)
-Les tableaux ne me plaisent pas parce qu’ils sont muets. Ce sont comme des personnes qui parlent en remuant les lèvres, mais sans qu’on entende leur voix. Il faut l’imaginer. Je n’aime pas faire cet effort-là.
(…)
-Des portraits?
-Oui, pourquoi?
Tom Bruce Shepperd pesa bien ses mots.
-Jasper, tu ne sais pas dessiner.
-En effet. l’idée est de les écrire.
(…)
Trois semaines plus tard, dans une série de revues choisies soigneusement par Rebecca, parut une annonce que Jasper Gwyn, après moult tentatives et discussions, avait décidé de ramener à trois limpides paroles.
Écrivain exécute portraits.
(…)
« Cette histoire d’ampoules pourra apparaître comme un point d’importance discutable, mais pour Jasper Gwyn c’était au contraire devenu un enjeu crucial. Ç’avait à voir avec le temps. Bien qu’il n’eût encore aucune idée du geste que pouvait impliquer le fait d’écrire un portrait, il avait une certaine idée de sa possible durée – comme on peut deviner à quelle distance se trouve un homme qui marche dans la nuit sans pour autant le reconnaître. Il avait dès le départ exclu la rapidité, toutefois il lui était difficile d’imaginer un geste abandonné à une fin aléatoire et potentiellement très lointaine. Ainsi avait-il commencé à évaluer – allongé sur le sol de son atelier, dans une solitude absolue- le poids des heures et la consistance des jours. Il envisageait une pérégrination, semblable à celle qu’il avait perçue dans les tableaux, ce fameux jour; et il s’était promis de deviner le rythme du pas qui l’accomplirait, de même que la longueur du chemin à parcourir. Il fallait trouver la vitesse à laquelle se dissiperait l’embarras, et la lenteur avec laquelle remonterait en surface une forme de vérité. Il se rendit compte que, de façon analogue à ce qui se passe dans la vie, seule une certaine ponctualité pouvait donner à ce geste un caractère accompli- propre à certains instants de bonheur que traversent les vivants. »
Extrait d’une entrevue sur son ouvrages Les barbares qui traite de la culture d’aujourd’hui, de ses mutations importantes dont la superficialité en opposition à la connaissance en profondeur prônée par l’intelligentsia actuelle.
Alessandro Baricco – i barbari FR par mfouchecour
Illustration de l’article: Oeuvre de Edwin Holgate. Paul, trappeur. Circa 1929. Collection Musée national des beaux-arts du Québec.