La couleur de l’espace et du vide. Garanjoud
Claude Garanjoud (1926-2005) est peintre du vide et du silence et sa peinture est lieu de l’indicible. Grand lecteur de poésie, c’est dans cet espace de l’entre qu’il rencontra François Cheng et illustra ses mots de même que ceux de nombreux autres poètes dont René, Kenneth White ou Adonis. Artiste des profondeurs, il trouve des résonances dans la pensée orientale, dans les écrits d’Hölderlin et de Rainer Maria Rilke. Les extraits qui suivent sont tirés du livre Garanjoud publié chez Actes Sud en 2007.
Sur le vide:
« … en fait le but est de matérialiser le vide »
Au soir de sa vie, en mars 2004, Claude Garanjoud écrit:
« Le vide est là
Je le vois trop
Le mot me manque
Le blanc revient toujours
Ainsi de la montagne
C’était mon lieu (dieu)
Voir au-delà – le monde en tant qu’apparence du vide.
Le blanc plus familier et exploitable d’une dimension insaisissable – la paix en prime. »
Et de citer, pour être mieux compris, Tadao Takemoto: « Le blanc, unique couleur du vide, avait été depuis un millénaire le lieu absolu où la nature avait pu désagréger, sans la réduire à néant, toute souffrance humaine, où les hommes avaient pu s’assurer la sérénité, qualité suprême de l’Asie, née du sentiment que l’éphémère peut vivre en accord avec l’éternel. »
Puis Cioran: « Trouver que tout manque de fondement et ne pas en finir, cette inconséquence n’en est pas une: poussée à l’extrême, la perception du vide coïncide avec la perception du tout, avec l’entrée dans le tout. On commence enfin à voir, on ne tâtonne plus, on se rassure, on s’affermit. S’il existe une chance de salut en dehors de la foi, c’est dans la faculté de s’enrichir au contact de l’irréalité qu’il faut la chercher. »
L’affirmation du pourtour a pour corollaire et contraire la définition d’un vide, que tout l’art du peintre consiste à imposer au regard et à l’y faire s’y perdre. (…) Et c’est encore la même préoccupation qui l’obsède lorsqu’il cite Michel Haar: « Toute oeuvre d’art se retire du monde, se mire en elle-même et pourtant, tout en se repliant sur soi, montre quelque chose comme un monde, enseigne à voir d’une manière nouvelle notre univers quotidien. »
Sur le geste et le trait:
En tête du poème Aromates chasseurs de René Char, tu peux lire:
« Le train disparu, la gare part en riant à la recherche du voyageur. »
Joyeuse introduction à cette question:
« Est-il un troisième espace en chemin hors du trajet des deux connus? »
(Les « deux connus » étant l’espace intime et celui du monde concret.)
Cet « espace en chemin » est le lieu de la peinture de Garanjoud.
C’est là que surgit son trait. Décoché d’un coup, il arrache à toute pesanteur.
… et sur le bleu…:
Garanjoud magnifie le bleu.
Il n’ignore pas que le bleu est, selon Kandinsky, qui le tient du bouddhisme tantrique, la couleur centripète, profonde, celle dans laquelle « on s’enfonce », mais il s’attache plutôt à la vision d’Hölderlin: « En bleu adorable »… (traduit ainsi par André Du Bouchet).
Mais Claude Garanjoud apporte d’autres précisions, qui enrichissent la symbolique sans limites des couleurs: « Bleu: mental. Le plus éloigné de la matérialité apparente du monde. Froid (psychologique). Peu signifiant pour la plupart des regards habitués aux couleurs chaudes, ils sont largement majoritaires. La couleur la plus proche du blanc, celle de l’espace et du vide, me convient tout à fait. Nous ne sommes pas dans un monde qui nierait la vie (couleurs chaudes), ni dans la mort son contraire supposé, mais au-delà- toujours ».
Et …de François Cheng sur Garanjoud:
S’investir dans le trait
Devenir trait soit même
Épouser le geste initial de l’homme
Debout
face aux forces adverses
Piétinant les cailloux
Balayant l’horizon
Volant le feu
aux souches calcinées
S’investir dans le trait
Par le trop plein
Par le délié
Par tout ce qui rayonne
entre les sillons
Tracer la voie au cœur même
de la clôture
Briser toutes les barrières
Répondre à l’appel du lointain
Du vestige de l’espace du rêve
Du vertige de filantes étoiles
S’envoler vers l’autre bord
Se découvrir soudain
Trait d’union
entre deux abîmes
Mais devenir trait soi-même
Requiert la disparition
dans l’Être en soi
Du fond de la mémoire alors
Jaillissent les laves
Jaillissent les sources
Jaillit le primordial souffle
Ouvrant la brèche de l’instant
Par où adviendra
advient déjà
Véhémence et fulgurance mêlées
La vie en sa
plus haute incandescence
François Cheng,Paris, 2006
…Garanjoud accompagne F.Cheng:
Dans leur livre cousu à la chinoise, enveloppé de nuit, ils ont enclos ces tensions et accompli peut-être l’idéal des peintres Ts’ing- oeuvre comme lieu des contraires, du clos et de l’ouvert, contradictions non pas résolues mains maintenues tendues dans l’espace du poème et de la gravure, entre eux:
Entre
le nuage et l’éclair
Rien sinon le trait
de l’oie sauvage
Sinon le passage
de l’ombre blessée
au royaume des échos
Entre
(Entre poème de Cheng, dessins de Garanjoud, livre unique)
Catherine Coeuré in Garanjoud. Actes Sud
Voir aussi le site de Garanjoud