L’outrenoir, la lumière du dedans. Pierre Soulages
Pierre Soulages est peintre. Né en 1919 à Rodez France, très jeune il s’intéresse à l’art. Il consacre sa vie à la peinture. Peintre de la lumière, il est aujourd »hui surtout reconnu pour ses outrenoirs. Dans sa ville natale, un musée abrite l’ensemble de son oeuvre et lui est dédié: le musée Soulages à Rodez. Le projet culturel et scientifique du musée Soulages est pensé de manière à croiser l’histoire de Pierre Soulages avec les différentes manifestations de sa création à savoir les peintures sur papier et sur toile, l’œuvre imprimée et les vitraux. « Il met en évidence des processus de la création artistique, la part de l’inattendu dans la recherche et, sans pédagogie banale, espère ouvrir les yeux, éveiller l’esprit sur ce qu’est la création artistique en général …celui-ci ne sera pas un musée comme les autres. L’accent sera mis sur la création, sur la manière dont naissent les œuvres, et il sera surtout ouvert aux autres artistes, à la création contemporaines. » (Pierre Soulages in site officiel du Musée Soulages)
Pierre Soulages: « Je crois profondément que le sacré est une dimension qui fait partie intégrante de la condition humaine.(…) Je crois qu’elle est contenue dans toute oeuvre d’art. Toute oeuvre forte touche ou révèle en nous des choses essentielles. Si ce n’est pas le cas, eh bien, c’est de l’affiche ou de la décoration. »
« Personnellement, la lumière qui m’intéresse est d’une autre nature que sensorielle ou concrète. C’est une lumière du dedans qui est peut-être de l’ordre de ce que l’on ignore en soi. C’est pourquoi j’ai inventé le mot Outrenoir (…). Outrenoir est un autre pays que celui du noir, un pays au-delà du noir. Un autre champ mental. »
« Les Outrenoirs sont le contraire du monochrome. Ce n’est pas le pigment noir qui y est mis en évidence, c’est la lumière reflétée, transformée, transmutée par le noir ou par les états de surface du noir… »
« Mais les Outrenoirs de mes toiles ne sont pas nés d’une décision volontaire. Je ne me suis pas réveillé un beau matin de janvier 1979 en me disant: « Tiens, je vais faire un tableau tout noir. » Pas du tout. Au point que, quand mon premier tableau entièrement noir est apparu, j’ai pensé qu’il était complètement raté. Le noir avait tout envahi, cela faisait des heures que je peinais et m’acharnais sur ma toile. Je déposais de la pâte noire, puis je la retirais, j’en rajoutais à nouveau et je recommençais à l’enlever… Je pataugeais, je m’obstinais, tout était recouvert de noir, c’était sans issue. Et, pourtant, quelque chose me poussait irrésistiblement à continuer quand même jusqu’aux limites de la fatigue. Une sorte de nécessité intérieure me forçait à poursuivre. Épuisé, je me suis arrêté et je suis allé dormir. En me réveillant, je suis allé revoir ma toile et c’est alors que je me suis rendu compte que j’étais en train de faire quelque chose que je n’avais jamais fait auparavant: le noir n’était plus noir, il devenait le siège d’une lumière particulière, et c’est cela qui m’occupait. Il créait un espace qui lui était propre: une aventure nouvelle commençait. Mais c’était arrivé fortuitement.
Françoise Jaunin: Sûrement pas. Il y a eu toute une gestation souterraine qui avait préparé son arrivée…
P.S: Mais je n’en avais pas eu conscience. Il y a une parole de saint Jean de la Croix que j’aime beaucoup et qui convient à ce qui m’est arrivé ce jour-là. Elle dit: Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrai. Sauf pour un je-ne-sais-quoi qui s’atteint d’aventure. »
P.S.: « Pour le peintre comme pour le poète, forme et fond ne font qu’un. »
P.S.: « Au-delà de la technique, il y a toujours une métaphysique. Or, dans cette pratique, le souffle est l’élément de base. Je me risque à en trouver une interprétation (comme toute autre contestable), mais le souffle est le signe de vie, et cela en tous lieux et dans toutes les cultures. On dit: le souffle divin, le souffle de l’esprit, le dernier souffle, etc. Ce type d’approche m’intéresse bien davantage que toutes celles fondées sur des interprétations religieuses, psychanalytiques ou chamaniques. »
F.J: Le tableau crée un espace à lui?
P.S.: Bien sûr. Par exemple, dans les Outrenoirs, la lumière est reflétée et l’espace du tableau n’est plus sur ou dans la toile, il est devant. Le spectateur se trouve alors inclus dans cet espace. »
(…)
P.S.: Depuis l’enfance jusqu’à maintenant, je crois pouvoir distinguer objectivement trois différents champs d’action du noir. D’abord le noir sur fond clair: c’est un contraste plus actif que celui de toute autre couleur pour illuminer le fond. Ensuite- et voilà les couleurs lentes- (Je préfère infiniment les couleurs suggérées qui se devinent et se révèlent lentement. Qui nous invitent à les intérioriser.) j’ai recouvert une couleur avec du noir. Et, dans le même acte, je faisais coïncider l’apport de la couleur et son retrait, afin de découvrir la couleur profonde qui se mélangeait à la couche supérieure. La couleur semblait alors émaner de la toile. La lumière venant de cette couleur paraissait surgir de l’intérieur même du tableau. Dans les années soixante et soixante-dix, j’ai souvent mis le noir en relation avec l’ocre et surtout du bleu . Le rapprochement d’un noir et d’un bleu m’a toujours paru quelque chose de très sensuel…Et puis, il y a eu ce basculement de 1979, à partir duquel j’ai utilisé le noir d’une manière particulière. En réalité, je ne peignais pas tant avec du noir qu’avec la lumière réfléchie par les états de surface du noir. Et cette qualité singulière de la lumière a produit du même coup un nouveau rapport à l’espace. »
P.S: Non, non, je ne crois pas que l’on puisse parler d’économie de moyens. Ce n’est pas une économie: c’est tout au contraire, une dépense exagérée de ce que j’aime. Le noir, une économie? Vous plaisantez: c’est un excès de noir, une outrance de noir, une véritable débauche de noir. Je ne me restreins en aucune manière, je ne me prive pas, je n’économise rien. Je laisse tomber ce qui m’intéresse moins pour mieux pouvoir me consacrer tout en entier et sans partage à ce que j’aime. Le noir englobe une telle quantité de richesses et de diversités. D’inconnu aussi, de surprise , de mystère. Et quand il réfléchit la lumière, il n’est plus tout à fait noir, il se module en une infinie variété de nuances. Il transforme la lumière. Il la transmute. J’emploie ce mot pour bien marquer que le but n’est pas un phénomène optique. »
in Pierre Soulages. Outrenoirs. Entretiens avec Françoise Jaunin. La Bibliothèque des Arts. 2012.
Éditions La Bibliothèque des Arts
Entretien avec Laure Adler. Hors champs. 2011
Le noir et la lumière.
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