la nuit sera blanche et noire
Mallarmé, on le sait, ne se résigne pas. Le 10 janvier 1893, il écrit avec fermeté à Edmund Gosse :
Je fais de la Musique, et appelle ainsi non celle qu’on peut tirer du rapprochement euphonique des mots, cette première condition va de soi ; mais de l’au-delà magiquement produit par certaines dispositions de la parole, où celle-ci ne reste qu’à l’état de moyen de communication matérielle avec le lecteur comme les touches du piano. Vraiment entre les lignes et au-dessus du regard cela se passe, en toute pureté, sans l’entremise de cordes à boyaux et de pistons comme à l’orchestre, qui est déjà industriel ; mais c’est la même chose que l’orchestre, sauf que littérairement ou silencieusement.
Cet « au-delà magiquement produit par certaines dispositions de la parole » que Mallarmé jusqu’en ses vers appelle musique se donne à percevoir « entre les lignes et au-dessus du regard », « en toute pureté », c’est-à-dire dans l’oubli même des phrases et de leur sens, lorsque les mots redevenus pareils aux touches de quelque piano donnent à entendre plutôt qu’à comprendre. Il faut que leur sens brûle sous les doigts du poète.
Peut-être convient-il d’imaginer un œil capable de voir la musique quand elle s’enlève dans l’espace, invisible et très pure… Ou de songer à une oreille qui saurait la contempler, comme on contemple un paysage ou un tableau…
Et que dire du regard de ceux qui sont là, attentifs et silencieux, venus pour écouter, dans une église ou dans une salle de concert ? Ils semblent considérer le jeu du pianiste ou du violoniste, mais que regardent-ils en vérité, sinon ce qu’ils ne peuvent voir, comme lorsque sur la plage leurs yeux se posent sur la mer…
in Jean-Michel Maulpoix, La nuit sera blanche et noire, in Musique, filiations et ruptures, Cité de la Musique, 2005